D'un côté, un des grands personnages les plus controversés de l'Histoire; de l'autre une des plus belles plumes françaises.
Cela donne, entre autres, ce portrait à deux voix de Napoléon, extrait de La vie en fleur , de Anatole France, Editions Flammarion Folio.
C'est un des plus beaux exemples de portrait croisé de la littérature.
Asseyez-vous cinq minutes et délectez-vous:
(et merci à PAM!)
« De sa vie, je savais peu de chose et ne me souciais pas d'en savoir davantage; je n'avais pas alors, comme aujourd'hui, la curiosité du passé. A vingt ans, au déclin de l'Empire, il était entré dans l'armée, et avait fait, comme aide de camp du général D..., la campagne de 1812. Il avait eu les oreilles gelées à Smolensk. M. Dubois n'aimait pas Napoléon à qui il reprochait avec une égale amertume d'avoir fait périr cinq cent mille hommes en Russie et de s'être coiffé, pendant la campagne, d'un bonnet polonais à créneaux, fort séant, sans doute, aux magnats, mais qui lui donnait l'air d'une vieille femme.
- Et dans le fait, curieux et bavard, ajoutait M. Dubois, c'était une véritable commère. Quand je l'ai vu, il était gras et jaune. Il ne faut pas s'en faire une idée d'après ses bustes et ses portraits. Ses artistes, sur son ordre, corrigeaient son visage d'après l'antique. Il était commun dans ses manières, impoli avec les femmes, se barbouillait de tabac et mangeait avec ses doigts.
Mon parrain, M. Danquin, qui adorait l'empereur, bondissait à de tels propos.
-Moi aussi, je l'ai vu! s'écriait-il. En 1815, âgé de huit ans, j'étais à cheval sur les épaules de mon père. Il entrait à Lyon; sa tête était d'une beauté souveraine. Tel je le voyais, tel le voyait un peuple immense, pétrifié par ce grand visage, comme par la tête de Méduse. Nul ne pouvait soutenir son regard. Ses mains, qui ont pétri le monde, étaient petites comme des mains de femme et d'une forme parfaite...
...En ce temps-là, Napoléon vivait fortement dans les esprits. Deux
générations n'avaient pas encore passé sur sa gloire. Il n'y avait pas
vingt ans qu'il était venu, sur son char, dormir au bord de la Seine.
Deux de ses sœurs, trois de ses frères, son fils, ses maréchaux,
s'échelonnant dans la tombe, avaient éveillé tour à tour, à leur
départ, un écho de son nom. Un de ses frères, plusieurs de ses
généraux, une multitude de ses soldats et de ses collaborateurs
vivaient encore. Quelques vieillards simples d'esprit, comme ma bonne
Mélanie, le croyaient lui-même toujours vivant.
Toutes les conversations dont il était le sujet s'enflammaient.
- Ce fut le plus grand des capitaines, disait M. Danquin.
- Je le crois, répliquait M. Dubois, si l'on mesure sa grandeur sur ses défaites.
Et la dispute engagée se développait toujours dans les mêmes termes.
M. DANQUIN
Il
avait le génie de la guerre, comme il avait toutes les sortes de
génies. Son œil d'aigle voyait tout à la fois. Il possédait la présence
d'esprit, la mémoire, la connaissance des hommes, Je sens des foules,
une puissance de travail unique; il pénétrait dans les moindres détails
et les subordonnait à l'ensemble. Il passa dans l'action les limites
assignées jusque-là aux forces humaines.
M. DUBOIS
Il connaissait
les hommes, mais il haïssait les supériorités. Il ne souffrait auprès
de lui que des médiocres, ne voulait que des lieutenants et des commis.
Et quand, à l'heure de l'épreuve, il eut besoin d'hommes, il n'en
trouva pas autour de lui. Sans doute, il était intelligent; son regard
était lucide quand l'ambition ne le troublait pas. Mais il avait un
esprit terre à terre. Il voyait les hommes et les choses non pas en
philosophe, mais en administrateur. Indifférent aux théories, étranger
à toute philosophie, ce qui ne sert pas ses projets lui est
indifférent. Même dans la mécanique, où il est sur son terrain, il
rejette ce qu'il ne juge pas d'un profit immédiat, comme les bateaux et
les voitures à vapeur. Chez lui, jamais une idée désintéressée, une
spéculation pure. Il ne soupçonna jamais le génie d'un Lavoisier, d'un
Bichat, d'un
Laplace. Il avait la pensée en horreur.
M. DANQUIN
C'est-à-dire que sa nature répugnait à l'idéologie et aux idées creuses. Il avait le génie de l'action.
M. DUBOIS
Il
n'avait pas le sentiment de la mesure. On trouve en lui des contrastes
qui étonnent. Il est tout action, et il tombe dans le romantisme. Il y
a en lui du grand homme et il y a de l'enfant. Voyez-le dans ces
croquis où Girodet le surprit au théâtre de Saint-Cloud: sa tête
poupine est d'un enfant, d'un enfant de Titan, si vous voulez, mais
d'un enfant. Au moral, il garde de l'enfant la puissance d'illusion, le
goût de l'énorme, de l'excessif et du merveilleux, l'impossibilité de
résister à ses désirs, une légèreté d'esprit qu'il porte jusque dans
les situations les plus graves, et cette faculté d'oublier que la
plupart des hommes perdent au sortir de l'enfance et qui subsista chez
lui dans la maturité de l'âge.
M. DANQUIN
Il fallait bien qu'il détendît parfois son esprit tendu à se rompre: il y avait mis le monde entier.
M. DUBOIS
Ce
fut un joueur et, comme tous les joueurs, il finit misérablement. Il a
dit une fois: « On n'agirait jamais si, pour agir, on attendait d'avoir
toutes les chances pour soi. » Ce mot révèle le joueur. Les joueurs
veulent des émotions fortes. L'incertitude est nécessaire il leur
volupté. Ils n'auraient plus de plaisir s'ils jouaient à coup sûr. A la
paix, il préférait la guerre, parce que la guerre offre plus de risques
et plus de chances, Et quand il avait perdu au jeu des armes, c'est au
même jeu qu'il demandait de réparer ses pertes.
Et qu'a-t-il laissé,
votre héros ? Quelle est son œuvre? Il s'est jugé lui-même à Munich, en
1805, ou en 1809, le jour où trouvant dans la chambre qu'on lui avait
préparée un portrait de Charles XII, il dit avec un impérieux dédain: «
Qu'on ôte ce portrait! C'est un homme sans résultat. » Ce jour-là, il
dicta sa propre condamnation au tribunal de l'Histoire, lui qui devait
être entre tous les grands hommes l'homme sans résultat.
M. DANQUIN
Sans
résultat !... II a sauvé la France de l'anarchie, il a consolidé les
conquêtes de la Révolution, fondu dans la fournaise de son génie
l'ancienne société et la nouvelle et obtenu ainsi un alliage d'une
force, d'une richesse, d'une beauté uniques, il l'épreuve du fer et du
feu, des torches de la guerre civile comme des canons de l'étranger! II
a créé la France nouvelle et donné à la patrie ce qui lui est plus
précieux que l'or, plus nécessaire que le pain, la Gloire.
Et les
breloques de M. Danquin sonnaient la charge sur son ventre tandis que
M. Dubois tournait entre ses doigts sa boîte comme pour en associer les
formes géométriques à celles de sa pensée. Et cela faisait un groupe
digne de figurer dans l'École d'Athènes de Raphaël.
l\1on parrain
avait le goût des batailles, qu'il n'avait vues qu'en peinture; M.
Dubois, qui avait passé la Bérézina, en avait rapporté l'horreur de la
guerre. Ayant donné sa démission, en 1814, il ne reprit pas de service
sous la Restauration qu'il n'aimait pas plus que l'Empire. Il
regrettait Marc-Aurèle. »
(source image)
Cela donne, entre autres, ce portrait à deux voix de Napoléon, extrait de La vie en fleur , de Anatole France, Editions Flammarion Folio.
C'est un des plus beaux exemples de portrait croisé de la littérature.
Asseyez-vous cinq minutes et délectez-vous:
(et merci à PAM!)
« De sa vie, je savais peu de chose et ne me souciais pas d'en savoir davantage; je n'avais pas alors, comme aujourd'hui, la curiosité du passé. A vingt ans, au déclin de l'Empire, il était entré dans l'armée, et avait fait, comme aide de camp du général D..., la campagne de 1812. Il avait eu les oreilles gelées à Smolensk. M. Dubois n'aimait pas Napoléon à qui il reprochait avec une égale amertume d'avoir fait périr cinq cent mille hommes en Russie et de s'être coiffé, pendant la campagne, d'un bonnet polonais à créneaux, fort séant, sans doute, aux magnats, mais qui lui donnait l'air d'une vieille femme.
- Et dans le fait, curieux et bavard, ajoutait M. Dubois, c'était une véritable commère. Quand je l'ai vu, il était gras et jaune. Il ne faut pas s'en faire une idée d'après ses bustes et ses portraits. Ses artistes, sur son ordre, corrigeaient son visage d'après l'antique. Il était commun dans ses manières, impoli avec les femmes, se barbouillait de tabac et mangeait avec ses doigts.
Mon parrain, M. Danquin, qui adorait l'empereur, bondissait à de tels propos.
-Moi aussi, je l'ai vu! s'écriait-il. En 1815, âgé de huit ans, j'étais à cheval sur les épaules de mon père. Il entrait à Lyon; sa tête était d'une beauté souveraine. Tel je le voyais, tel le voyait un peuple immense, pétrifié par ce grand visage, comme par la tête de Méduse. Nul ne pouvait soutenir son regard. Ses mains, qui ont pétri le monde, étaient petites comme des mains de femme et d'une forme parfaite...
...En ce temps-là, Napoléon vivait fortement dans les esprits. Deux
générations n'avaient pas encore passé sur sa gloire. Il n'y avait pas
vingt ans qu'il était venu, sur son char, dormir au bord de la Seine.
Deux de ses sœurs, trois de ses frères, son fils, ses maréchaux,
s'échelonnant dans la tombe, avaient éveillé tour à tour, à leur
départ, un écho de son nom. Un de ses frères, plusieurs de ses
généraux, une multitude de ses soldats et de ses collaborateurs
vivaient encore. Quelques vieillards simples d'esprit, comme ma bonne
Mélanie, le croyaient lui-même toujours vivant.
Toutes les conversations dont il était le sujet s'enflammaient.
- Ce fut le plus grand des capitaines, disait M. Danquin.
- Je le crois, répliquait M. Dubois, si l'on mesure sa grandeur sur ses défaites.
Et la dispute engagée se développait toujours dans les mêmes termes.
M. DANQUIN
Il
avait le génie de la guerre, comme il avait toutes les sortes de
génies. Son œil d'aigle voyait tout à la fois. Il possédait la présence
d'esprit, la mémoire, la connaissance des hommes, Je sens des foules,
une puissance de travail unique; il pénétrait dans les moindres détails
et les subordonnait à l'ensemble. Il passa dans l'action les limites
assignées jusque-là aux forces humaines.
M. DUBOIS
Il connaissait
les hommes, mais il haïssait les supériorités. Il ne souffrait auprès
de lui que des médiocres, ne voulait que des lieutenants et des commis.
Et quand, à l'heure de l'épreuve, il eut besoin d'hommes, il n'en
trouva pas autour de lui. Sans doute, il était intelligent; son regard
était lucide quand l'ambition ne le troublait pas. Mais il avait un
esprit terre à terre. Il voyait les hommes et les choses non pas en
philosophe, mais en administrateur. Indifférent aux théories, étranger
à toute philosophie, ce qui ne sert pas ses projets lui est
indifférent. Même dans la mécanique, où il est sur son terrain, il
rejette ce qu'il ne juge pas d'un profit immédiat, comme les bateaux et
les voitures à vapeur. Chez lui, jamais une idée désintéressée, une
spéculation pure. Il ne soupçonna jamais le génie d'un Lavoisier, d'un
Bichat, d'un
Laplace. Il avait la pensée en horreur.
M. DANQUIN
C'est-à-dire que sa nature répugnait à l'idéologie et aux idées creuses. Il avait le génie de l'action.
M. DUBOIS
Il
n'avait pas le sentiment de la mesure. On trouve en lui des contrastes
qui étonnent. Il est tout action, et il tombe dans le romantisme. Il y
a en lui du grand homme et il y a de l'enfant. Voyez-le dans ces
croquis où Girodet le surprit au théâtre de Saint-Cloud: sa tête
poupine est d'un enfant, d'un enfant de Titan, si vous voulez, mais
d'un enfant. Au moral, il garde de l'enfant la puissance d'illusion, le
goût de l'énorme, de l'excessif et du merveilleux, l'impossibilité de
résister à ses désirs, une légèreté d'esprit qu'il porte jusque dans
les situations les plus graves, et cette faculté d'oublier que la
plupart des hommes perdent au sortir de l'enfance et qui subsista chez
lui dans la maturité de l'âge.
M. DANQUIN
Il fallait bien qu'il détendît parfois son esprit tendu à se rompre: il y avait mis le monde entier.
M. DUBOIS
Ce
fut un joueur et, comme tous les joueurs, il finit misérablement. Il a
dit une fois: « On n'agirait jamais si, pour agir, on attendait d'avoir
toutes les chances pour soi. » Ce mot révèle le joueur. Les joueurs
veulent des émotions fortes. L'incertitude est nécessaire il leur
volupté. Ils n'auraient plus de plaisir s'ils jouaient à coup sûr. A la
paix, il préférait la guerre, parce que la guerre offre plus de risques
et plus de chances, Et quand il avait perdu au jeu des armes, c'est au
même jeu qu'il demandait de réparer ses pertes.
Et qu'a-t-il laissé,
votre héros ? Quelle est son œuvre? Il s'est jugé lui-même à Munich, en
1805, ou en 1809, le jour où trouvant dans la chambre qu'on lui avait
préparée un portrait de Charles XII, il dit avec un impérieux dédain: «
Qu'on ôte ce portrait! C'est un homme sans résultat. » Ce jour-là, il
dicta sa propre condamnation au tribunal de l'Histoire, lui qui devait
être entre tous les grands hommes l'homme sans résultat.
M. DANQUIN
Sans
résultat !... II a sauvé la France de l'anarchie, il a consolidé les
conquêtes de la Révolution, fondu dans la fournaise de son génie
l'ancienne société et la nouvelle et obtenu ainsi un alliage d'une
force, d'une richesse, d'une beauté uniques, il l'épreuve du fer et du
feu, des torches de la guerre civile comme des canons de l'étranger! II
a créé la France nouvelle et donné à la patrie ce qui lui est plus
précieux que l'or, plus nécessaire que le pain, la Gloire.
Et les
breloques de M. Danquin sonnaient la charge sur son ventre tandis que
M. Dubois tournait entre ses doigts sa boîte comme pour en associer les
formes géométriques à celles de sa pensée. Et cela faisait un groupe
digne de figurer dans l'École d'Athènes de Raphaël.
l\1on parrain
avait le goût des batailles, qu'il n'avait vues qu'en peinture; M.
Dubois, qui avait passé la Bérézina, en avait rapporté l'horreur de la
guerre. Ayant donné sa démission, en 1814, il ne reprit pas de service
sous la Restauration qu'il n'aimait pas plus que l'Empire. Il
regrettait Marc-Aurèle. »
(source image)
"à genoux, citoyens et frères..." on n'a plus qu'à chanter l'Ajacienne!
RépondreSupprimerca marche ou pas la fonction "commentaire"?
RépondreSupprimerL'abbé Mugnier signale que, rencontrant Léautaud à la Vallée aux Loups, chez le docteur Le Savoureux, ce dernier lui a vanté la prose napoléonienne telle qu'elle s'exprime dans les notes et la correspondance.
RépondreSupprimerOn pourrait aussi citer Chateaubriand. Côté portrait de Napoléon, on est servi...
RépondreSupprimerDans Mem d'outre tombre II et III, on ressent le mal du siècle, la nostalgie après la défaite de Waterloo en 1815. La société est rendue coupable de la situation. Les romantiques comme de Nerval, Musset, Lamartine ou même Hugo se projettent dans un monde de rêve, d'imaginaire... L'expression des sentiments domine largement et j'ai lu qque part qu'à cette époque, le poète pouvait être perçu comme étant un guide qui dirige le peuple.
Si vous me suivez...
Sinon, c'est peut être parce qu'il est tard et que je m'égare...