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Société de l'information, ou de la manipulation ?

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(ma chronique parue dans Les Echos n° 19160 du 17 mai 2004, page 19 et qui déclencha quelques polémiques à l'époque; je ne trouve pas qu'elle ait tellement viellie, à part les références sur l'actualité bien sûr! 
L'actualité récente nous questionne à répétition sur le maniement de l'information, non seulement par les médias mais aussi par les autres pouvoirs. Qui pousse la guerre des images en Irak ? Qu'a fait la France au Rwanda ? Et Aznar sur les attentats de Madrid ? Comment de grands journaux américains ont-ils pu laisser des reporters de guerre bidonner leurs articles pendant des années ? Nokia a-t-il influencé délibérément le marché dans la présentation de ses résultats ? Quelles erreurs les enquêteurs ont-ils commises dans l'affaire Dutroux ? Même l'Histoire nous échappe, car chaque époque se réapproprie les faits historiques et en modifie les frontières : ce n'est pas l'Allemand Johannes Gensfleisch dit Gutenberg qui a inventé l'imprimerie mais le Chinois Pi Cheng, quatre siècles plus tôt ; l'Américain Alexander Graham Bell, fondateur de l'empire américain des télécoms, a piraté les brevets sur le téléphone de l'italien Antonio Meucci,... Bref, chacun en prend pour son grade, le politique, le journaliste, le patron, le juge, le chercheur, l'historien.
Un mythe s'effondre : celui d'une information objective et sincère. Plus personne n'y croit. La société de l'information devient la société du mensonge. Informer, c'est manipuler.

La lecture d'un livre collectif comme « Blacklist » (Editions des Arènes, 2003) est à ce sujet édifiante : on y voit des journalistes mener leur enquête contre vents et marées et ce travail saccagé ensuite par les pouvoirs économiques ou politiques. Au-delà du « quatrième pouvoir » des médias, il y en a désormais un cinquième, ce sont les experts en communication des puissances établies. Et ils sont bien plus efficaces, parce qu'ils ont la volonté et les moyens de créer un bruit plus fort que celui des journalistes. Ce n'est plus la peine d'essayer de faire pression sur un média, laissons-le publier son article. Ensuite, on met en branle le rouleau compresseur de la communication-manipulation. Au final, le lecteur, le téléspectateur, le citoyen ne retiendra que ce qui a fait le plus de tapage. Comment lui en vouloir ? Lisez une fois la vérité et dix fois un mensonge : que croirez-vous ?
Un pan entier des théories modernes de la communication disparaît. Bien sûr, le récepteur n'est pas passif, il filtre. Mais quand le message est martelé, le filtre s'encrasse. Quant aux théories de l'information, elles n'ont fait que peu de progrès depuis la théorie mathématique de Claude Shannon et Warren Weaver en 1949. C'est à eux qu'on doit cette règle : la quantité d'information d'un message est inversement proportionnelle à la probabilité d'apparition de ce message. Voilà pourquoi tant de citoyens se détournent de l'information, fatigués du politiquement correct et du rabâchage.
Alors, faut-il baisser les bras ? Non, car la solution est simple : chacun d'entre nous, à son poste, dans sa vie de tous les jours, peut et doit devenir un praticien de l'information-communication. Un nouvel Homo Communicans, mi-journaliste (pour traiter l'information correctement), mi-expert en communication (pour éviter les manipulations). Vivre libre, c'est comprendre le monde à sa façon, savoir décrypter les médias, devenir soi-même son propre créateur d'informations.
Il n'y a pas encore d'enseignements de ce type dans les écoles, mais il serait temps d'y songer. Imposons dès le primaire les savoirs de base de la société moderne : taper à la machine, manier l'ordinateur et Internet, parler anglais couramment et maîtriser l'information. Avec ces « habilités » là, comme disent les Québécois, on formerait enfin des citoyens bien dans leur monde.
En attendant, chacun peut commencer son apprentissage. Première règle : faire confiance au « principe de pertinence » mis en exergue par les linguistes. Car c'est le mode de fonctionnement intuitif de notre cerveau, disque dur en permanence saturé : sa capacité étant limitée (2 gigaoctets, disent les cogniticiens), il ne retient que l'essentiel. Pour sélectionner correctement et volontairement, il suffit de se faire confiance. Pourquoi ? Parce que le cerveau humain n'est pas qu'une mémoire faible, il est aussi un processeur mille fois plus puissant que le plus gros des ordinateurs.
Deuxième règle : toujours remonter aux sources. Avec Internet, cela devient facile à condition de vérifier. Si une page Web mentionne un chiffre de l'Insee, allez donc le vérifier sur le site de l'Insee lui-même ! Douter toujours, c'est le meilleur moyen de mieux comprendre.
Troisième règle : cherchez des sources différentes sur le même sujet et recoupez-les. N'écoutez pas toujours les mêmes émetteurs. G7 et Attac, écologistes et libéraux, islam et Occident, chacun détient sa part de vérité et chaque vérité est faillible parce qu'humaine. A l'un de ces patients qui lui disait : « Je ne suis quand même pas un idiot », Jacques Lacan aurait répondu : « Ce n'est pas parce que vous le dites que ce n'est pas vrai. »
Quatrième règle : connaissez les règles de base de la manipulation pour éviter d'être manipulé. Elles sont bien expliquées dans un ouvrage de chercheurs destiné au grand public (*). Votre voisin de table vous effleure discrètement le bras : vous serez ensuite plus facile à convaincre ! Une fois doté de ces connaissances de base, votre vision du monde changera, comme le désirait si joliment et si ardemment Julien Gracq : « Tant de mains pour changer le monde et si peu de regards pour le contempler ! »
(*) « Petit Traité de manipulation à l'usage des honnêtes gens », Jean-Léon Beauvois et Robert-Vincent Joule, PUG, 2002.

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