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L'informatique: 30 ans de frustration

Après 30 ans d'utilisation quotidienne de bidules numériques lancés de tous les coins de la planète, je peux vous avouer la triste vérité que l'on vous cache, vous les occasionnels, les néophytes, les émerveillés, les naïfs du digital: ces machins-là n'en font qu'à leur tête! Un jour ils marchent, un jour ils ne marchent pas et vous ne savez pas pourquoi. Eux non plus d'ailleurs. Car ils sont dotés d'une vie propre, souterraine, invisible au commun des mortels, à ceux qui ne parlent pas Bios couramment dans le texte, c'est-à-dire quelques milliards de gens.
Ce monde obscur et sournois possède ses propres règles de vie et de mort digitale, fluctuant au gré de la virgule flottante que les informaticiens eux-mêmes ne maîtrisent pas car ils ne savent pas dans quels replis caverneux de la mémoire RAM elle peut bien se cacher. En tout cas, je vous rassure, ces règles n'ont rien à voir avec vos désirs.
Au final, surtout, ces bidules se paient beaucoup plus cher que leur poids de ferraille ou de plastique ou même d'intelligence. Ce qui a permis d'engraisser deux ou trois générations d'entrepreneurs astucieux : ils sont passés sans sourciller ni changer leurs méthodes de travail, des chaussures, du bistro ou des textiles, à l'ordinateur, ses logiciels et ses périphériques. Et ses mystères insondables... Bon, d'accord, il y a eu aussi quelques garagistes en herbe qui sont partis de zéro! Vous me direz, partant de zéro, ils avaient déjà fait la moitié du chemin, il ne manquait plus que le 1 et l'affaire était dans le bit.
Surtout, ces machins numériques n'ont jamais rien eu à voir avec ce que nous les utilisateurs, nous voulons vraiment, de tout temps, c'est-à-dire grosso modo une télécommande avec deux ou trois boutons. Au-delà, on s'y perd, on ne sait plus à quoi ça sert. Rien que le clavier Azerty - Qwerty est à lui seul le symbole de ce grand écart entre désir et réalité. Quel est le pourcentage d'utilisateurs d'écrans-clavier qui savent vraiment « taper à la machine » comme on disait dans le temps? Les jeunes eux en sont réduits à se déformer les pouces en les agitant à vitesse stroboscopique sur leur téléphone de poche.
Quant à moi, je vous dévoile sans détours ma vie honteuse : j'ai appris à taper à la machine pendant mon service militaire où j'étais secrétaire de compagnie puis j'ai commencé ma vie numérique sur des terminaux de mainframes à la fin des années 70. Début d'une longue litanie de découvertes: j'ai connu et pratiqué le premier mini-ordinateur, le premier minitel, le premier Apple, le premier PC, le premier serveur, le premier PDA, le premier téléphone portable, le premier smartphone, la première tablette. Le seul cauchemar, énorme et cataclysmique, auquel j'ai échappé par le plus grand des bonheurs, est celui des consoles et des jeux vidéo. Il m'aurait probablement définitivement englouti.
Mais j'ai aussi connu la première imprimante laser, la première disquette 5 pouces1/4, le premier disque dur externe, la première clé USB, le premier réseau WAN, le premier réseau LAN, le premier modem qui fait bip bip bip, la première connexion internet. J'ai programmé en VM/CMS, en Assembleur, en APL, en Fortran, en Cobol, en CICS, en HTML, en CSS, en Java...
Hélas, pendant longtemps, j'ai parlé de tout cela avec satisfaction, j'ai encouragé le monde à s'équiper et beaucoup de gens m'ont cru.
Oui mais voilà, tel un Docteur Jekyll et Mister Hyde du digital, si le jour je souriais au public et à mes lecteurs, la nuit je ramais comme un forcené à essayer de comprendre ce que voulaient vraiment tous ces hardware et software vicieux. Je me suis épuisé dans des opérations abyssales de maintenance et de mise à jour qui m'ont probablement pris 50% de mon temps de travail. Soit, sur 30 ans, environ 20 000 heures...
Eh oui le plus grand dépanneur du monde, c'est moi: 20 000 heures dans une vie, à démêler des paquets de nouilles de câbles et de code, à ouvrir et fermer des fenêtres virtuelles ou des capots réels, à cliquer sur « Arrêter » pour redémarrer le système . « Système »! Rien qu'avec ce mot, on aurait dû se méfier. 20 000 heures à contempler un écran bleu ou noir peuplé de signes cabalistiques, à entendre des bruits de ferraille ou d'explosion, à voir tout mon travail s'effondrer par terre enfermé dans un disque dur insensible aux chocs sauf le premier...
Alors, au bout de 30 ans de souffrances et de frustration, hébété, le poil rare et l'œil exorbité, je me demande: mais comment en suis-je arrivé là? Je ne suis ni plus intelligent, ni plus heureux qu'il y a trois décennies. Seule consolation, comme disait Diderot à propos de l'âge mûr, on est dédommagé de la perte de son innocence par celle de ses préjugés. Rien à voir avec le digital, c'est juste la vieillerie.
Alors oui, j'ai longuement réfléchi et je peux maintenant vous communiquer les causes de ce désastre: on en est arrivé là parce que nous, les utilisateurs, le petit peuple fourmi des travailleurs du corps ou du ciboulot, on s'est gorgé sans vergogne de ces bidules numériques. On s'est tapé la ventrée du siècle, on les a avalés, ingurgités, recrachés. On a laissé pendant 30 ans les fabricants nous en mettre plein les mirettes, nous enfourner du numérique dans le cerveau comme du gros grain gras dans le gosier de l'oie. C'était nouveau tout beau tous les jours, la kermesse et les flonflons du bit, le paradis de l'octet, c'était jetable et de moins en moins cher (même si, vous avez remarqué? on dépensait toujours autant). Mais, que voulez-vous, pas le temps de se poser des questions, on avait plein de choses à faire pour gagner sa croûte et, il faut bien le dire, les bidules rendaient quand même quelques services. La société progressait, parait-il. Mais à quel prix!...
Alors, je bats ma coulpe. Mais battez-là vous aussi, battons-la tous, car on n'a jamais su influer sur notre destin de fourmi, de mouton, on ne l'a pas fait dévié d'un iota, la route nous a mené droit dans le mur des certitudes de fabricants, un mur construit avec leurs marges en béton et pas avec nos désirs en dentelle.
Et voilà, 30 ans après, on en est là: avec ces machins d'hier abandonnés sur des montagnes de déchets; avec ceux d'aujourd'hui, trop compliqués, faillibles, obsolètes, fragiles; avec des fournisseurs qui verrouillent le marché en imposant leurs barbelés, nouveaux comploteurs d'un Yalta du numérique; et avec des centaines de millions d'utilisateurs de par le monde qui passent 8 heures par jour dans des labyrinthes de formulaires et de transactions qui n'ont jamais été pensés par eux ni pour eux.
Incroyable! Vous m'auriez dit hier qu'on en serait là aujourd'hui, je vous aurai traité de bachibouzouk.
Alors, que faire?
C'est simple, il suffit de se faire entendre, de prendre notre destin en main, de peser sur tous les choix de bidules, dans tous leurs aspects: fonctions, design, ergonomie, adéquation à nos besoins, à nos désirs, fiabilité, couleur, bruit, consommation, compatibilité, pérennité... Si vous voulez un truc avec des rayures de zèbre, il les aura! Aucun bidule digital au monde ne doit plus se lancer sans avoir été approuvé par nous. Vive le label: Users Approved!
Ca tombe bien, dans ce capharnaüm du numérique, il y a un truc qui s'appelle internet et un autre qui s'appelle logiciel libre. Ils sont à nous, on peut en faire à peu près ce qu'on veut, pour crier ou pour créer, pour influencer ou pour contester, pour stopper ou pour lancer. A condition que les autres, les gouvernements, les FBI, les puissants, les majors de tous les business ne mettent pas la main dessus comme ils essaient de le faire depuis un certain temps.
Car vous avez remarqué? C'est drôle la vie : ces deux bidules, internet et le logiciel libre, ce ne sont pas des fournisseurs qui les ont inventé!...
Alors, qu'est-ce qu'on attend pour être des utilisateurs numériques puissants et heureux?...

Commentaires

  1. C'est fait ! Dommage car j'aimais beaucoup cette oeuvre ! et je l'avais sourcée...

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