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La société à coût marginal zéro: mise à jour de la théorie de Jeremy Rifkin

La théorie d’une économie à coût marginal zéro de l’économiste Jeremy Rifkin a souvent été mal interprétée : elle ne dit pas que la production de biens ne coûte plus rien, elle dit que la valeur ajoutée dans toutes les activités se trouve de plus en plus dans les services et que ces services sont de plus en plus numériques, donc à coût marginal proche de zéro (le coût marginal c’est bien le coût pour ajouter une unité supplémentaire, sans tenir compte des coûts fixes).  D’ailleurs la plupart du temps, Rifkin dit « proche de zéro » et ce souvent les commentateurs qui simplifient en disant zéro tout court !
Alors, ça tombe bien, l'économiste a fait il y a quelques mois une conférence à la Commission Européenne, lors du Digital Action Day,  dans laquelle il précise un peu sa pensée. Je l'ai donc traduite librement pour vous dans les lignes qui suivent.

Les économistes n’ont jamais envisagé une révolution technologique qui pourrait déclencher une «productivité extrême» rapprochant les coûts marginaux de zéro, rendant l'information, l'énergie, et de nombreux biens et services physiques potentiellement gratuits et abondants, et ne faisant plus l'objet d'échanges sur le marché. C’est pourtant bien ce qui est en train de se produire maintenant !
Le phénomène du coût marginal proche de zéro a fait des ravages dans l’industrie de l’information au cours de la dernière décennie : on a vu des des millions de consommateurs devenir des acteurs du marché, des « prosumers », (producteurs-consommateurs) et utiliser internet pour produire et partager leur propre musique sur un serveur, leurs propres vidéos sur YouTube, leur propres connaissances sur Wikipedia, leurs propres nouvelles sur les médias sociaux, et même leurs propres e-books sur le web, la plupart du temps gratuitement.
Pendant ce temps, aux Etats-Unis, six millions d’étudiants sont inscrits à des cours gratuits en ligne (les MOOCs massive online open course) qui fonctionnent proches d’un coût marginal zéro et sont enseignés par les meilleurs professeurs. Du coup les universités doivent repenser leur modèle de business.
Le phénomène du coût marginal proche de zéro a mis à genoux l'industrie de la musique, a secoué les industries du cinéma et de télévision, mis en faillite les journaux et les magazines, paralysé le marché de l'édition de livres, et a forcé les universités à repenser leur modèle d'affaires.
Les économistes ont fini par l’admettre mais ils ont mis une réserve en disant : il y a toujours une frontière, un pare-feu, entre d'un côté l’économie numérique qui produit des services à cout marginal zéro, notamment autour de l’information et, de l'autre,  l’industrie brick et mortar qui continue à produire des objets physiques avec un certain coût. Mais cette frontière a été franchie avec l’internet des objets!
N’importe qui peut fabriquer son propre objet avec une imprimante 3D à un coût marginal proche de zéro, y compris une voiture ou un avion ; beaucoup de consommateurs fabriquent déjà leur propre énergie à un coût très faible, voire font des bénéfices quand ils revendent au service public d’électricité.
Les 3 facteurs de changement de toute révolution industrielle : communication, énergie, transport
Les concepts traditionnels de l’économie sont toujours valables et vérifiés dans l’histoire. A chaque grand changement, à chaque nouveau grand paradigme économique, il faut trois facteurs/acteurs, dont chacun interagit avec l'autre pour permettre au système de fonctionner comme un tout: un moyen de communication, une source d'alimentation, et un mécanisme de transport. Sans communication, nous ne pouvons pas gérer l'activité économique. Sans énergie, nous ne pouvons pas alimenter l'activité économique. Sans logistique et transport, nous ne pouvons pas déplacer l'activité économique dans la chaîne de valeur.
Ensemble, ces trois systèmes constituent ce que les économistes appellent une plate-forme de technologie à usage général.
Démonstration:
- première révolution industrielle, au 19e siècle : l’énergie de la vapeur, l’imprimerie et le télégraphe se sont joints au train, au charbon et aux rails pour créer la première plateforme ;
- deuxième révolution industrielle, au 20e siècle:  l'électricité centralisée, le téléphone, la radio et la télévision, le pétrole  et les véhicules à combustion sur les grands axes routiers nationaux ont convergé pour créer l’infrastructure de la seconde plateforme industrielle;
- troisième révolution industrielle, au 21e siècle : internet est à la fois dans le contenu des biens et services,  dans l’énergie, dans les moyens de communication, dans la logistique et les transports et dans les objets : c’est un internet de tout , c’est l’économie internet, c’est la troisième révolution, la troisième plateforme.
Sur le nombre d’objets connectés, vous avez remarqué que chacun a le sien et Riffkin évidemment est maximaliste : il annonce 1 000 milliards d’objets connectés en 2030. Ca fait du monde sur les réseaux !
La vision de Rifkin
D’ici quelques décennies, la majeure partie de l'énergie que nous utilisons pour chauffer nos maisons et faire fonctionner nos appareils, alimenter nos entreprises, conduire nos véhicules, et faire fonctionner l'économie mondiale sera générée à un coût marginal proche de zéro et donc gratuitement.
Contrairement aux combustibles fossiles et à l'uranium de l'énergie nucléaire, où la matière première elle-même coûte toujours quelque chose, le soleil recueilli sur les toits et le vent dans les éoliennes sont gratuits. L'Internet des objets permettra aux prosumers de surveiller leur consommation d'électricité dans leurs bâtiments, d'optimiser leur efficacité énergétique, et de partager de l'électricité en excédent avec d'autres sur l'Internet de l'énergie.
Les produits 3D seront partagés sur des communautés collaboratives « Collaborative Commons », transportés dans des véhicules électriques, rechargeables gratuitement sur un internet gérant le transport. Ces économies collaboratives suppriment les échelons intermédiaires qui ont coûté si cher à la seconde révolution industrielle.
Le passage à la troisième révolution, celle de l'IoT (internet of things, internet des objets, voir même internet de tout) va se réaliser en créant des bonds de productivité sans commune mesure avec ceux qu’on a connu pendant la seconde révolution industrielle au 20e siècle.
Entre 1900 et 1980 aux Etats-Unis, l’efficacité énergétique  moyenne - pourcentage de l’ énergie totale entrée en input dans une machine qui résulte en un travail utile ( et non pas par exemple en dissipation de chaleur) – est passée de 2,48% à 12,3 % et se stabilise ensuite à environ 12%. La seconde révolution industrielle a donc gâché 88% de son énergie. Rifkin pense qu’avec l’internet des objets on pourrait faire repartir ce ratio et le faire monter à 40% sur les 40 prochaines années.
Cisco prévoit qu’en 2022, l’IoT générera 14 400 milliards de dollars d’économies. Une étude GE publiée en novembre 2012 estime que les gains d’efficacité et de productivité apportés par un internet industriel intelligent pourront se produire dans tous les secteurs d’activité et affecteront directement d’ici 2025 la moitié de l’économie mondiale.
Dans l’économie numérique idéale vue par Rifkin :
- le capital social est aussi important que le capital financier;
- l’accès l’emporte sur la propriété;
- la durabilité devient prioritaire dans la consommation;
- la coopération évince la concurrence;
- la valeur d’échange de la place de marché capitalistique est remplacée par la valeur de partage de la communauté collaborative.
Les prosumers (producteurs-consommateurs) produisent et partagent sur ces plateformes des objets 3D, de l’information, du divertissement, de l’énergie verte, des cours MOOC; ils échangent des places de théâtre, des voitures, des maisons, des vêtements via des réseaux sociaux et des sites de vacances, de clubs de redistribution, des coopératives; et le tout à un coût marginal proche de zéro.
40% de la population américaine est déjà engagée activement dans l’économie de partage.
Des millions d’américains utilisent des services de partage de voitures comme Uber, Lyft  et RelayRides. Une  voiture partagée remplace 15 voitures individuelles. Des millions de gens dans le monde entier partagent leur appartement et leurs maisons avec Airbnb et Couchsurfing (accueil gratuit sur un canapé). A New York, 416 000 clients Airbnb ont échangé des maisons et appartements entre 2012 et 2013 et ils ont fait perdre 1 million de nuitées à l’industrie hôtelière de la ville.
L’économie de partage est verte puisqu’elle utilise moins de biens qui sont davantage partagés.
Rifkin cite (sans la sourcer) une étude récente qui indiquerait que 62% des génération X et millénaire sont attirés par le partage de biens et services et l’expérimentation de communautés collaboratives. Quels avantages pratiques y voient-il ? Des économies d’argent, l’impact positif sur l’environnement, un mode de vie plus flexible, un accès plus facile aux biens et services. Quels avantages en émotions et sensations ? La générosité, le sentiment d’être un élément précieux d’une communauté, d’être intelligent, plus responsable et de faire partie d’un mouvement.
En 2011 le magazine Time a déclaré la consommation collaborative comme l’une des 10 idées qui vont changer le monde : « Don’t Own. Share » (NDLR: voir cover mais j'ai triché, c'est celle de 2010, je ne'a pas retrouvé celle de 2011 et tout est payant dans leurs archives, c'est pénible)
La neutralité du net
C’est un terme qu’on entend souvent mais on ne sait pas très bien ce que ça veut dire.
Pour Rifkin, la lutte pour capturer la plateforme qui gèrera l’IoT s’intensifie entre entreprises privées, Etats et champions du collaboratif qu'on va appeler les collaboratistes, histoire de faire des mots en sites. D’où le concept de neutralité du net. L’IoT est une infrastructure hybride avec 3 parties prenantes : les entreprises, les gouvernements, la société civile qui collaborent dans sa gouvernance. Le secteur privé à tendance à s’écarter de l’alliance car il cherche à maximiser ses profits alors que la neutralité du net est censée garantir un accès égal et non discriminatoire à des communautés technologiques ouvertes. Les utilisateurs paient pour l’accès à internet mais leurs paquets sont tous transmis de la même manière. Les fournisseurs télécom et réseaux sociaux aimeraient bien imposer un contrôle sécurisé des informations pour pouvoir les utiliser à des fins commerciales. Ce contrôle induirait des prix différents pour l’accès à certaines infos ou même des priorités de transmission pour certains paquets.
Les partisans de la neutralité du net veulent un réseau « stupide » pour éviter le spectre du big brother et garder la protection des données personnelles.
Pour Rifkin, il semblerait que la 3e révolution, celle de l’IoT, soit capable de créer des monopoles d’entreprises numériques aussi centralisés et puissant que les monopoles de la 2e révolution industrielle. 2013 : 6 milliards de recherches par jour sur Google, 95% des requêtes en France (67% aux Etats-Unis). Son CA dépasse 59 Md $ en 2013. Facebook en 2014 c’est plus de 1,3 milliards d’utilisateurs et Twitter 230 millions d’utilisateurs actifs (sur 600 M inscrits)
Amazon aussi devient un monopole : selon une étude Forrester, un acheteur en ligne sur 3 commence par Amazon. eBay truste aussi un grand nombre d’achats en ligne.
Aux Etats-Unis, des voix commencent à s’élever pour savoir s’il ne faudrait pas traiter ces monopoles du numérique comme on a traité AT&T avec des actions anti-trust.
De même, aux Etats-Unis, les grands services d’électricité se battent aussi pour concevoir un internet de l’énergie qui soit centralisé et fermé tandis que les producteurs privés réclament plus de transparence.
Pour Rifkin, néanmoins, la tendance est bien à ce que les entreprises mondiales qui tentent de gouverner l’IoT à leur profit finissent par être soumises à une forme de régulation.
Cette bataille entre les capitalistes et les collaboratistes sur le contrôle d’internet va sans doute devenir la plus grande bataille économique du 21e siècle !
L’Europe plus grand marché du monde
500 millions de consommateurs en Europe plus 500 M dans les marchés associés. Mais les chantiers sont vastes avant d’en faire un vrai territoire numérique : l’Union Européenne Numérique ! Il faut du wifi gratuit et du haut débit partout, il faut passer aux énergies renouvelables, moderniser des millions de bâtiments, transformer le réseau électrique en énergie numérique internet, moderniser le transport et la route avec du guidage intelligent sans conducteur.
Ce n'est pas de l'utopie. C’est déjà ce qui se passe en Chine depuis décembre 2013 où le premier ministre Li Kequiang a lancé un plan d’internet de l’énergie pour que des millions d’entreprises et de particuliers produisent et échangent leur énergie. Il a également lancé un plan IoT pan-asiatique pour 2,7 milliards de personnes - 40% des humains  ! - pour un partage de l’énergie, de l’information et de la logistique et du transport. La Chine numérique devrait être un partenaire de l’Europe numérique.

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