Publié dans La Lettre Presaje.com de juin 2015
Le moteur d’internet : la publicité
Au fur et à mesure que les rédactions des médias traditionnels se vidaient de leurs journalistes en raison de la crise de la presse, une florissante industrie du contenu se développait sur internet. Une industrie libérée des contraintes éthiques du journalisme traditionnel et ouvertement dépendante de considérations commerciales. L’ob-session du nombre de clics, le mélange des genres information-publicité, l’utilisation détournée des ressources de Big Data, autant de pratiques qui réduisent le champ de l’information neutre, transparente et non manipulée. Tout a basculé en dix ans.
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Que s’est-il passé ces dix dernières années dans le monde de l’information ? Avant, le public s’informait auprès de médias dans lesquels les journalistes fabriquaient et délivraient une information imparfaite mais qui avait l’ambition de l’indépendance et de la contribution au bien public. Puis les compteurs ont explosé. Il y a douze ans, Facebook n’existait pas. Aujourd’hui, il s’enorgueillit de 1,5 milliard d’utilisateurs sur 7,2 milliards d’habitants : un Terrien sur cinq utilise Facebook (un sur deux dispose d’un téléphone portable) ! Un utilisateur de réseau social y consacre entre 2 et 4 heures par jour. Chaque jour, Google gère 4 milliards de requêtes, Twitter 500 millions de tweets, Alibaba 254 millions de commandes. Les quelques centaines de milliers de lecteurs des versions papier de Libération ou du Monde ne sont plus qu’une fraction de bits dans le monde « hyperscale » du web.
Aujourd’hui, même s’il existe des sites web de news à succès - souvent issus de médias traditionnels - les flux qu’ils génèrent sont lilliputiens au regard de ceux des mastodontes d’internet. Les habitudes ont changé, particulièrement dans les jeunes générations. Majoritairement, le public passe une grande partie de son temps sur des sites web et des réseaux sociaux qui publient (on dit « poussent ») du « contenu ». Un contenu qui n’est plus fabriqué selon des règles du journalisme mais selon celles d’une communication soit purement individuelle soit liée au diktat du clic.Le moteur d’internet : la publicité
Etant les financiers du système et les garants de la ressource des géants de l’internet, il était prévisible que les publicitaires et les communicants deviennent des manipulateurs du contenu. Au fur et à mesure que des dizaines de milliers de journalistes abandonnaient le terrain de l’information parce que les médias n’avaient plus les moyens de les payer, ils ont été remplacés par de jeunes rédacteurs internet à la solde des communicants. Ces derniers ont créé avec eux le concept de « content management » chargé de remplir, sur les pages web, les cases vides laissées par les publicités clignotantes et autres bannières stroboscopiques.
On ne dit plus information, on dit « contenu ». Tout un symbole. De L’Etranger, d’Albert Camus, sans le lire, les commerciaux du numérique diraient sans rire : « L’ouvrage totalise 32 000 mots de contenu, en français. » Ils vous feraient payer cher une extrapolation cocasse de Big Data : « le mot plage se retrouve 26 fois dans le livre ! ». Ensuite, vous rajoutez le modèle de la longue traine (Long Tail): utilisez le plus de mots clés possibles en les sélectionnant tous les jours dans la liste des mots à la mode dans les moteurs de recherche internet, actualisée en temps réel. Secouez le tout avec une bonne technique de référencement SEO (Search Engine Optimization), qui optimise le classement de votre site web dans les recherches de Google et le tour est joué. On vous dit exactement le contenu qu’il faut écrire, publier, filmer pour qu’il induise la probabilité d’un maximum de clics.
De nombreux sites web fonctionnent ainsi, y compris des sites dits « d’information ». Et leur succès est réel. Certes, le classement des sites web selon leur audience est aussi sujet à caution que pouvait l’être en son temps le classement OJD des journaux papier. Mais, d’un classement à l’autre, les tendances sont les mêmes : les premiers sites visités en France s’appellent Orange, Facebook ou Microsoft. Le seul site indépendant et sans publicité bien placé est Wikipedia mais sa méthode encyclopédique souffre de l’apparition d’ayatollahs bénévoles, auto-proclamés dépositaires du savoir dire sur tel ou tel sujet.
Le contenu est le faire-valoir de la publicité
Sur les sites les plus consultés, le contenu d’apparence journalistique devient l’habillage de la publicité qui lui est associée, son produit d’appel. Après tout, Les Echos sont nés comme cela en 1908. Le journal économique a démarré comme support papier des activités commerciales de la famille Schreiber. A un moment, il fallut créer des articles pour boucher les trous dans les pages d’annonces. Les Echos devinrent un vrai journal quand son patron prit conscience des attentes d’un public demandeur d’informations neutres et vérifiées.
Dans le vaste monde du « contenu » sur internet, il faut savoir que - sans surprise - les communicants les plus riches sont les plus influents. En tête de liste, on trouvera ceux de la CIA/NSA ou des agences chinoises équivalentes, sans oublier les multinationales du classement « Fortune 1000 » obsédées par leur e-reputation ou encore les terroristes financés par le pétrole du Moyen-Orient. A côté de ces colosses, les hackers individuels ou même Anonymous ne sont plus que de modestes perturbateurs. Les grandes cyberattaques sont organisées par des gouvernements.
Mais sur le web, Goliath et David cohabitent sans problème. On peut même démarrer des actions de communication sans dépenser un centime et - surtout - sans laisser de traces. Il suffit d’appeler un ami blogueur, sur Viber ou sur Skype, branché sur un hotspot wifi de McDonald’s. Plus sophistiqué, un logiciel VPN (Virtual Private Network) donnera à votre ordinateur connecté une fausse adresse IP (Internet Protocol, l’adresse télécom spécifique de votre ordinateur et qui le géolocalise), variable d’une connexion à l’autre : il coûte quelques euros par mois et il est parfaitement légal.
Avec sites web, blogs et réseaux sociaux à sa disposition, le pouvoir d’influence et de nuisance des communicants ne connaît plus de limite. Il suffit pour s’en convaincre de lire « Croyez-moi, je vous mens » de Ryan Holiday (éditions Globe), confession sulfureuse d’un renégat torturé par le remords. L’auteur décrit les artifices pour faire parler d’une marque, d’un produit, d’une personne, en dépensant le minimum d’argent et en utilisant au maximum l’effet boule de neige d’internet.
La modération par la foule
Mais on en n’est qu’au tout début de l’ère numérique. Tôt ou tard viendra le retour de balancier.
Récemment, nous avons tous vu cette photo émouvante de deux gamins apeurés, recroquevillés l’un contre l’autre. Présentés comme des rescapés du séisme népalais d’avril 2015, ils se sont avérés être en fait des Vietnamiens, frère et sœur, photographiés en 2007. Certes, de nombreux internautes ont immédiatement relayé la photo avec sa fausse légende. Il existera toujours un ventre mou du web, même si la formation au numérique entre à l’école primaire. Mais, bonne nouvelle, il n’a fallu que quelques heures pour qu’on découvre le pot aux roses, grâce à la réaction rapide sur Twitter de l’auteur de la photo, le photographe Na-Son Nguyen. Réaction aussitôt propagée sur le web qui réagit aussi vite dans le bon sens que dans le mauvais !
Voilà la face lumineuse du web. L’erreur y circule sans frein mais un peu de vigilance permet de la traquer et de rebondir aussi vite que possible. L’apprentissage critique des e-citoyens et l’encadrement éthique des prochaines générations de e-journalistes sont l’antidote à la fausse nouvelle et à la manipulation.
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