Accéder au contenu principal

Fiche de lecture : "Bouddhisme Zen et Psychanalyse", par D.T. Suruki, Erich Stromm, Richard de Martino

Intro
Ce livre est une synthèse de trois conférences d’un séminaire de 1970 sur ce thème « Bouddhisme zen et psychanalyse »
« En confrontant Bouddhisme Zen et psychanalyse, on se trouve face à deux systèmes traitant l'un et l'autre d'une théorie sur la nature de l'homme et d'une méthode pour assurer son bien-être. Chacun d'eux est l'expression typique d'un mode de pensée, oriental et occidental. Le Bouddhisme Zen est le mariage de l'abstraction et de la rationalité de l'Inde avec le réalisme et le sens pratique de la Chine. La psychanalyse est un produit aussi purement occidental que le Zen est oriental. C'est l'enfant de l'humanisme et du rationalisme de l'Occident et de cette quête romantique des forces sombres qui échappent au contrôle de la raison, née au XIXe siècle. En remontant beaucoup plus haut, on peut trouver comme ancêtres à cette approche thérapeutico-scientifique de l'homme la sagesse grecque et l'éthique hébraïque. » Erich Fromm
Daisetz Teitaro Suzuki (1870-1966), professeur à l'Université d'Otani (Japon). Il a fortement contribué à faire connaître la pensée Zen en Occident. Auteur de la « bible » sur le zen : « Essais sur le bouddhisme zen ».
Erich Fromm (1900-1980) Américain d'origine allemande, psychanalyste, et l'un des premiers représentants de l'École de Francfort. Il a enseigné dans de nombreuses universités américaines.
Richard de Martino : professeur, féru de zen (NDLR : quasi-inexistant sur internet ; que ceux qui l’ont repéré me le disent ! )
Ouvrage traduit par Théo Léger.

Première partie

Le but du zen

D.T. Suzuki

« Le Zen est dans son essence l'art de voir dans la nature de son être. Il indique la voie de l'esclavage à la liberté... Nous pouvons dire que le Zen libère toutes nos énergies accumulées, normalement et naturellement, en chacun de nous et qui dans les circonstances ordinaires sont contractées et déformées au point de ne pouvoir trouver une voie qui leur permette d'agir. L'objet du Zen est donc de nous sauver de la paralysie et de la folie.
C'est ce que je veux exprimer par cette liberté qui donne libre cours à toutes ces impulsions créatrices et bienfaisantes, innées en notre cœur. Généralement, nous restons aveugles à ce fait que nous sommes en possession de toutes les facultés nécessaires pour être heureux et pleins d'amour les uns pour les autres. »
Orient et Occident
- Le poète japonais Basho contemple une fleur et seul un point d’exclamation (particule kana) exprime son émoi ; le poète américain Tennyson contemple une fleur et l’arrache pour essayer de la comprendre.
- L’Occident s’acharne à résoudre la quadrature du cercle. L’Orient s’efforce de rendre équivalent cercle et carré.
- L’Orient estime que c’est un pur non-sens que de parler de liberté, notion subjective, dans ce monde objectif, qui nous limite de toute part.
- Pour l’Occident, c’est oui ou non ; pour l’Orient, le oui glisse vers le non et inversement : c’est la nature même de la vie qui le veut, il n’y a pas d’opposition tranchée entre les deux (quand finit le jour, quand commence la nuit ?...) ; il n’y a qu’en logique que l’opposition devient irréconciliable, or la logique est un instrument construit par l’homme pour l’aider dans ses activités utilitaires.

L’inconscient dans le bouddhisme zen

- Ce qui caractérise la démarche scientifique occidentale, c’est le discours à propos d’un objet : son étude nous donne connaissance de l’objet ; pour le zen, dans cette approche, quelque chose de fondamental nous échappe : la nature même de l’objet.
- L’approche zen de la réalité consiste à pénétrer droit au cœur de l’objet, à l’appréhender de l’intérieur tel qu’il est en lui-même, et en même temps à se connaître soi-même ; le zen ne dit pas où est l’inconscient : est-il dans la fleur que l’on contemple où est-il en nous en train de contempler la fleur ?
- La science prospère grâce au dualisme, elle peut constater la présence de l’inconscient mais elle ne peut pas le définir.
- On ne peut pas tous être un savant mais chacun d’entre nous peut être un « artiste de la vie » dit le zen : son instrument et la matière de son travail, c’est lui, corps et esprit.
- L’inconscient au sens zen, c’est le mystère, l’inconnu, ce qu’il y a de plus intime en nous ; nous ne pouvons le saisir, l’œil ne peut pas se saisir lui-même.
- Le zen désigne souvent l’inconscient par tao : le tao est notre esprit quotidien, c’est un inconscient hautement entraîné, à la différence d’un inconscient instinctuel, il s’exerce comme une épée maniée par un escrimeur chevronné ; quand on perd ce contact direct, le zen appelle cela la « souillure affective » et la Bible la « perte de l’innocence » ; dans un combat à l’épée, ce n’est pas le combattant le plus exercé  qui gagne, c’est celui qui a l’esprit le plus pur en lui, dépouillé de son Moi.

Le concept du Moi dans le bouddhisme zen

- La connaissance scientifique du soi, qui tente de l’objectiviser, n’est pas une connaissance réelle, il faut appréhender le soi de l’intérieur et non de l’extérieur.
- Pour l’Occident, se connaître soi-même, c’est se rationaliser, pour l’Orient c’est vivre sa propre vie.
- « Le vrai Bouddha n’a pas d’apparence, le vrai Tao n’a pas de substance, le vrai Dharma n’a pas de forme… »
- Rappel : le zen ne s’oppose pas à l’intellect en tant que tel, il s’oppose à l’intellect considéré comme ultime réalité ; l’intellect ne peut résoudre le sens de la vie et la mort ni répondre vraiment à la question essentielle du zen : « d’où venons-nous, où allons-nous ? ».
Les 6 vertus cardinales de l’homme du zen
1. Charité : donner sans réserve.
2. Morale : observation des préceptes du Bouddha, maintenir l’ordre dans les fraternités, les sanghas.
3. Humilité : traverser les humiliations avec patience, avec égalité d’âme.
4. Énergie : déployer énergie et dévouement dans l’accomplissement de tout ce qui est en harmonie avec le dharma (la voie, la loi).
5. Méditation (dhyâna) : conserver la paix de l’esprit en toutes circonstances.
6. Sagesse (prajnâ) : prajnâ est l’expérience d’un homme qui ressent, au sens le plus fondamental, l’infinie totalité des choses.
L’amour
L’amour chrétien, c’est l’abord l’amour d’une personne, le Christ, et il a des tonalités fortement érotiques. L’amour zen, c’est l’amour des autres, il ne passe pas par l’amour du Bouddha.

Les cinq degrés du zen (Go-i)

(NDLR : très difficile à comprendre, il s’agit de décrire les différentes étapes vers l’illumination…)
Ça commence par un va et vient entre le shō et le hen
Le shō Le hen
L’absolu Le relatif
L’infini Le fini
L’unique Le multiple
Dieu Le monde
Les ténèbres
(indifférenciation)
La lumière
(différenciation)
Le vide
(sūñyatā)
La forme et matière
(nāmarūpa)
La sagesse
(prajñā)
L’amour
(karunā)
Ri (li)
« l’universel »
Ji (shih)
le particulier

1. Shō chū hen : le hen dans le shō
L’unique est dans le multiple ; Dieu est dans le monde ; quand nous pensons, le shō et le hen sont en opposition et peuvent être réconciliés
2. Hen chū shō : le shō dans le hen
Le multiple est dans l’unique, le monde est en Dieu… va comprendre, c’est l’inverse du 1…
3. Shō chū rai : l’émersion hors du shō
Au troisième degré, troisième étape dans l’évolution de l’homme du zen, après les aspects noétiques des deux premiers, on entre dans le volitif, l’homme du zen devient une personne vivante, il passe du shō au hen et du hen au shō d’une manière circulaire, similaire au symbole du Yin et du Yang. Rai, c’est « sortir »
4. Ken chū shi : l’arrivée dans le ken
Maintenant, l’homme du zen est dans l’œil du cyclone, il sort de la tempête du shō et du hen qui disparaissent ; c’est le monde tel qu’il est, avec ses faits bruts. C’est là qu’interviennent l’amour (karunā) et la compassion.  « Si je ne vais pas le premier en enfer, qui, là-bas, s’occupera de votre salut ? » dit le maître Joshu. « Aussi longtemps qu’il restera une seule âme solitaire à sauver, je reviendrai en ce monde pour l’aider » dit le Bouddha dans le Sutra du Lotus. Dans ce même sutra, il dit aussi : « Un bodhisattva jamais n’entrera dans le nirvâna final.  Il restera parmi tous les êtres (sarvasattva) à travailler à leur édification et à leur illumination. Il veillera à n’éviter aucune somme de souffrances, si elles doivent aboutir au bien-être général. »
5. Ken chū to : la fixation dans le ken.
To à la place de shi veut dire presque la même chose : arriver, atteindre. Mais shi n’a pas parachevé l’acte d’atteindre. Le voyageur est encore sur le chemin du but alors que to indique l’acte accompli.

Les quatre « prières » du zen

1. Aussi innombrables que soient les êtres, je prie pour qu’ils soient tous sauvés.
2. Aussi inépuisables que soient les passions, je prie pour qu’elles soient toutes extirpées.
3. Aussi incommensurable que soit le dharma, je prie pour qu’il puisse être totalement étudié
4. Aussi suprêmement élevée que soit la voie du Bouddha, je prie pour qu’elle soit parfaitement atteinte
« Faire le Bien, Éviter le Mal, Purifier son cœur, telle est la voie du Bouddha »

Deuxième partie

Psychanalyse et bouddhisme zen

Erich Fromm


Intro
« En dépit du fait que tous deux, Psychanalyse et Zen, traitent de la nature de l'homme et d'une méthode pour la transformer, leurs divergences semblent l'emporter sur leurs similitudes. La Psychanalyse est une méthode scientifique, a-religieuse par essence ; le Zen, une théorie et une technique destinées à conduire à l'« illumination», expérience qu'on appellerait en Occident religieuse ou mystique . La Psychanalyse est une thérapeutique des maladies mentales, le Zen une voie qui mène à la salvation. Peut-il naître autre chose d'une discussion sur la relation entre Zen et Psychanalyse que l'affirmation d'une radicale et infranchissable différence ? »
(NDLR : eh bien non, on verra qu’il y a des similitudes !...)
La définition du zen par D.T. Suzuki citée en introduction de cette fiche de lecture peut s’appliquer à la psychanalyse (en tout cas celle dont il est ici question, « humaniste ») : vision de sa propre nature, réalisation de la liberté, bonheur et amour, libération de l’énergie, affranchissement de la folie et de l’infirmité…

Freud pas si loin du zen et en tout cas différent des autres psy

Depuis Descartes, la pensée est rationnelle et l’affect irrationnel. L’homme s’est transformé en objet, « être » est dominé par « avoir ». Dieu est mort.
La psychanalyse vient de la crise spirituelle de l’homme occidental et d’une tentative de solution. C’est d’autant plus apparent dans l’évolution récente « humaniste » de la psychanalyse. Mais déjà Freud, contrairement à certaines idées, se préoccupait plus d’une forme de salut que d’une simple thérapie des maladies mentales. L’homme doit se libérer du pouvoir de l’inconscient, ou plus exactement qu’il devienne conscient des forces inconscientes qui l’habitaient, afin de les contrôler et de les dominer. Même but que le rationalisme, les Lumières ou l’éthique des puritains mais Freud y ajoute une démonstration scientifique. « Là où était l’Id, sera l’Ego » (NDLR : Rappel pour les nuls: Id= instinct ; Super-Ego= morale ; Ego=contrôle). La thérapeutique psychanalytique freudienne est une libération de l’être humain.
D’où certains rapports, pas évidents au premier abord, entre Freud et le zen, qui le rendent très différents de ses contemporains occidentaux :
- pour Freud, la connaissance conduit à la transformation ; un concept proche du zen pour qui théorie et pratique ne peuvent pas être séparés, pour qui dans l’acte même de se connaître, on se transforme.
- Freud invente les associations libres pour passer outre la pensée consciente et conventionnelle et nous faire atteindre notre véritable nature, l’inconscient. C’est similaire au zen qui cherche la vraie nature des choses, au-delà de l’intellect.
- Freud pouvait passer plusieurs années avec un patient, ce qui n’était pas le cas des tous les analystes à l’époque ; son but est proche de celui du zen, c’est l’émancipation de l’être, son bien-être, son « illumination » et pour atteindre cette préoccupation ultime, le temps ne compte pas, ne se compte pas.
Ces rapprochements entre Freud et la pensée zen se font a posteriori car Freud n’en était probablement pas conscient, même s’il avait été familiarisé avec elle. Car fondamentalement les conceptions de l’homme diffèrent : pour Freud «  l'homme n'est qu'un mécanisme mis en branle par la libido avec comme principe régulateur le maintien de la libido au minimum de l'excitation. Il concevait l'homme comme un être fondamentalement égoïste, lié à ses semblables par la nécessité partagée de satisfaire des désirs instinctuels. Pour Freud, le plaisir était le relâchement de la tension et non l'expérience de la joie. L'homme était perçu comme déchiré entre son intellect et ses affects. Ce n'était pas l'homme total, mais le soi-intellect des philosophes des Lumières. L'amour fraternel était une exigence déraisonnable, contraire à la réalité ; l'expérience mystique, une régression vers le narcissisme infantile. »
La psychanalyse doit faire face au changement de la nature des patients au fil des années : hier ils se sentaient vraiment malades et handicapés et voulaient guérir de cette maladie qui les empêchaient de vivre « normalement », aujourd’hui ils vivent « normalement » mais ils ont surtout le mal du siècle, ce mal-être qui se traduit par des problèmes dans leur vie mais ces problèmes ne sont que la conséquence de ce mal-être généralisé. Pour ceux qui souffrent de cette aliénation, la guérison ce n’est pas l’absence de maladie mais la présence du bien-être.

Nature du bien-être

Le bien-être, c’est être en accord avec la nature de l’homme. Le problème de l’homme c’est son existence (qu’il n’a pas voulue) et son rapport à la nature, dont il est issu mais qu’il questionne, qu’il transcende, qu’il voit comme un objet. La réponse au problème de l’existence peut se faire par une tentative de régression, mais elle aboutit à l’échec et à la souffrance. On a l’impression qu’on ne peut en sortir que par la mort ou la folie. A noter que le zen comme la psychanalyse aiment citer le même Maître Eckhart, théologien (1260-1328) - qui eut beaucoup de mal avec l’Inquisition -, et qui a analysé notamment, dans son livre Benedictus, l’évolution de l’homme depuis la fixation au père où à la mère jusqu’à l’indépendance complète.
L’émergence de l’individu hors du stade d’union régressive s’accompagne du dépassement graduel du narcissisme. Si on veut comprendre un malade – comme tout être humain d’ailleurs – il faut découvrir quelle est SA réponse personnelle à la question de l’existence, quelle est SA religion secrète.
Donc on pourrait dire que le bien-être est l’état de celui qui est arrivé au plein développement de sa raison. A condition de ne pas prendre raison dans le sens purement intellectuel mais plutôt dans le sens de la réalité appréhendée en « laissant les choses être » (Heidegger). Pour accéder au bien-être il faut être ouvert, coopérant, éveillé, sensible, vide (au sens zen).
La religion est l’une des réponses au questionnement de l’existence : elle crée un sentiment de raison et de sécurité car elle permet de partager les mêmes croyances avec autrui. Toutes les religions tentent d’apporter une réponse au questionnement de l’existence de l’homme. Mais les réponses sont différentes. Telles celles de la secte secrète germanique des « Berserkers » (« Chemises d’ours ») qui voulaient retrouver le sens de la nature en s’identifiant à l’ours et où le jeune guerrier devait faire ses preuves en faisant acte de sauvagerie. (NDLR : …et Erich Fromm ne peut s’empêcher de faire un parallèle entre les Chemises d’ours et les Chemises brunes…).  Une autre tendance de la religion est de chercher l’unité avec la nature, non pas par une régression pré-humaine, mais celle qui se produit quand l’homme a traversé le stade de l’aliénation à lui-même et au monde : pour les religions chrétiennes, c’est par le recours à Dieu avec une terminologie comme « mourir à soi-même et accepter la volonté de Dieu », pour le zen c’est par le « vide en soi », la disponibilité pour recevoir.

Nature du conscient, refoulement et dé-refoulement

La psychanalyse humaniste a elle aussi sa conception de l’homme et de l’existence humaine et la caractéristique de sa démarche est sa tentative pour rendre l’inconscient conscient, pour transformer l’Id en Ego dirait Freud. L’inconscient n’est pas l’absence d’un affect mais l’absence de sa perception. Freud et Jung s’opposent : pour Freud, l’inconscient est par essence le siège de l’irrationnel et des vices, pour Jung il est le siège de la sagesse et le conscient est la partie intellectuelle.
On peut aussi définir la conscience comme l’intellect réfléchissant et l’inconscient comme l’expérience non réfléchie (NDLR : ce qui rejoint le zen). Mais c’est bien limitant : je peux prendre conscience de ma respiration sans que ce soit une réflexion sur ma respiration. En fait, si je commence à réfléchir à ma respiration, je n’en suis plus conscient. Idem pour les actes qui me relient au monde.

Les trois filtres de la conscience

Par contre, le conscient, ce n’est pas la réalité, c’est au contraire le lieu des fictions et des illusions créées par la société. De plus, un bon nombre d’expériences ne se manifeste pas aisément à la conscience. Ce qui permet à une expérience affective d’arriver à la conscience, c’est la valeur qu’on lui donne dans une culture donnée. Déjà, il lui faut un mot, qui parfois n’existe pas.  La grammaire aussi a son importance. Chez les Hébreux, le principe essentiel de la conjugaison est de déterminer si une activité est complète (parfaite) ou incomplète (imparfaite) tandis que le temps du déroulement (passé, présent, futur) n’intervient que de manière secondaire.
Outre le filtre du langage, il y a aussi celui de la logique qui régente la pensée des individus dans une culture donnée: Aristote, Descartes, la pensée chinoise paradoxale, autant de visions différentes… Si on est élevé dans la logique aristotélicienne, on a du mal à comprendre le concept d’ambivalence de Freud, qui dit qu’on peut avoir amour et haine en même temps pour la même personne. C’est ainsi que Lao-Tseu dit : « Les mots qui sont la vérité même, semblent être paradoxaux. »
Le troisième filtre est le contenu de l’expérience. Chaque société écarte certaines pensées et certains actes. Ces pensées et ces actes tabous ou interdits ne peuvent donc pénétrer le conscient. Une société a besoin de ces tabous pour faire régner l’ordre social en le faisant admettre plutôt qu’en l’imposant. Les hommes adoptent donc des comportements conformes aux règles pour se sentir reliés les uns aux autres.
D’où cette définition de conscient et inconscient :
« Je suis conscient de toutes sensations et pensées que les trois filtres du langage (instrument social), de la logique, et des tabous (caractère social) peuvent laisser passer. Les expériences qu’ils ne laissent pas passer restent hors de ma perception, j’en suis inconscient. »

Le conscient est l’homme social, l’inconscient l’homme global

Dans ces conditions, que signifie faire de l’inconscient du conscient, arriver au dé-refoulement ? Freud ne traitait que des désirs instinctuels réprimés mais on peut aller plus loin et voir la transformation de l’inconscient en conscient comme l’expérience de l’humanisme réalisé.
Nous voyons la réalité de manière déformée. Nous inventons des raisons logiques pour justifier nos impulsions (rationalisation). Sans compter le transfert de Freud, qui est l’effet déformant des luttes de l’inconscient. Le patient ne voit l’analyste que comme une projection de ses propres expériences d’enfance.
L’homme ne prend conscience de la réalité que dans des limites de conscience nécessaires pour survivre. L’homme est conscient de fictions mais il peut devenir conscient de la réalité sous-jacente. De plus le langage, la cérébralisation participent à l’aliénation. « L’expérience n’existe dans sa plénitude que jusqu’au moment d’être exprimée par le langage. »
Dans ces conditions, devenir conscient, c’est s’éveiller à la réalité telle qu’elle est et non telle qu’elle est perçue et c’est proche de l’illumination du zen.
Cette transformation de l’inconscient en conscient ne peut être provoquée, selon Spinoza, que parce que toute connaissance intellectuelle est aussi une connaissance affective. Découvrir son inconscient est une expérimentation affective. Certains philosophes parlent aussi de l’intuition comme de la forme la plus haute de connaissance (Spinoza), qui peut être aussi intellectuelle (Fichte) ; d’autres parlent de conscience créatrice (Bergson). Là aussi, on se rapproche du zen.
Quelle est pour la psychanalyse la nature de cette vision intérieure et de cette connaissance qui détermine la transformation de l’inconscient en conscient, transformation qu’on pourrait appeler renversement du refoulement, ou éveil, ou encore dé-refoulement ?
Pour Freud, l’analyste est plus qu’un thérapeute, il est un maître, un modèle mais il reste détaché de son patient, objet de son observation. D’autres sont allés plus loin : Ferenczi qui parle d’amour , H.S Sullivan d’observateur-participant. L’analyste devient le patient tout en restant lui-même, de même que le patient analyse son analyste.

Principes du bouddhisme zen

L’essence du zen est de parvenir à l’illumination (satori). Même si on n’y est pas parvenu, on peut tenter de le définir : après tout, le zen n’est pas plus inaccessible (à l’Occidental) que Héraclite, Maître Eckhart ou Heidegger.
Le satori n’est pas un état d’esprit anormal, ce n’est pas une transe où la réalité s’évanouit. C’est bien l’authentique réalisation de l’état de bien-être. Du point de vue de la psychanalyse, c’est l’état d’un homme accordé à la réalité extérieure, dont il est conscient. Mais cette conscience n’est pas intellectuelle, elle est totale. Il est disponible, ouvert au monde. Je vois l’objet ou l’être humain tel qu’il est.
Avant d’être illuminé, l’homme est l’homme de la caverne platonicienne, il ne voit que les ombres de la réalité. L’homme illuminé sort de sa caverne.
Le zen vise au « connais-toi toi-même » mais ce n’est pas dans le sens scientifique, intellectuel mais dans un sens direct, total, une symbiose avec sa propre nature, une vue expérimentale, une vue de l’intérieur.
L’Occident a longtemps cru (à l’exception des mystiques) que la réponse ultime au problème de l’existence passait par la pensée et la logique. La logique du oui et du non n’a rien à faire dans le zen. Le zen est une expérience personnelle, sans les livres, sans les sutras. Ce qu’il y a de plus difficile à comprendre peut-être pour l’Occidental dans le zen, c’est le rapport entre le maître et son disciple : il n’a pas l’autorité irrationnelle d’un maître occidental, il ne transmet pas un savoir, il est lui-même, il sait ce que le disciple ne sait pas encore ou plutôt il est rempli de la réalité.
Il faut beaucoup d’effort au disciple pour comprendre ce rapport et progresser (NDLR : à l’ époque il se prenait des coups de bâton qu’il dise une chose ou son contraire !). Le zen est affaire de volonté.

Dé-refoulement et illumination

Entrons dans les affinités entre zen et psychanalyse.
1/La vision du zen d’être face à l’illumination où la folie (NDLR : comme dit Suzuki en introduction de cette fiche) s’applique bien à la psychanalyse.
2/Il y a aussi une orientation éthique commune (même si ni l’un ni l’autre ne sont au départ des systèmes éthiques) :  le dépassement de l’avidité est une condition de l’épanouissement zen ; tel est aussi le but de la psychanalyse. Pour Freud, un caractère sain se développe en partant de l’avidité (en traversant tous les stades de la libido, du niveau oral réceptif jusqu’au niveau génital, en passant par l’oral sadique et l’anal) pour arriver à l’indépendance. Le satori ne peut s’accomplir sans humilité, amour et compassion. Analyse et zen transcendent l’éthique et cependant leur but commun ne peut être atteint sans transformation éthique.
3/ Autre point commun : leur indépendance vis-à-vis de toute forme d’autorité. Pour Freud, la soumission à Dieu dans la religion n’est qu’un substitut illusoire de l’ancienne soumission à un père punitif et protecteur. Pour le zen, il n’y a pas de Dieu : « Quand vous avez prononcé le nom de Bouddha, rincez-vous la bouche ! » dit le zen. Mais qu’en est-il de l’autorité du maître ou du thérapeute ? Ils jouent en fait le même rôle d’un guide, pas d’un maître. Freud parle de l’analyste comme d’un miroir réfléchissant.
4/ Similitude dans l’enseignement : dans le zen, le koan (question à résoudre posée par le maître) accule le disciple car sa solution n’est pas intellectuelle ni logique. L’analyste cherche aussi à éviter au patient toute échappatoire, qu’il ne puisse se dérober, qu’il abandonne ses fictions, pour qu’il devienne conscient de son inconscient.
Après ces quatre points de rapprochement somme toute assez superficiels, la vraie question est de savoir si l’illumination du zen et le dépassement du refoulement de l’analyse ont des points communs.
Pour la psychanalyse, il y a des filtres, on l’a vu (langage, logique, contenu) dans la transformation. De plus, sous l’effet du refoulement, l’homme expérimente le monde avec une conscience faussée. Il cérébralise. A l’opposé, on trouve le monde de l’enfant : pour le nouveau-né pas de différence entre le Moi et le non-Moi !...
La transformation par le dé-refoulement est assez proche du récit biblique y compris du Nouveau Testament qui veut qu’on retrouve son âme d’enfant. Pour la psychanalyse, devenir conscient de l’inconscient signifie vaincre le refoulement, l’aliénation de moi-même et vaincre aussi l’aliénation de ce qui m’est étranger. Cela signifie s’éveiller, rejeter les illusions, les fictions, les mensonges et voir la réalité telle qu’elle est. L’homme réveillé est l’homme libéré.
Pour le zen, c’est un peu similaire : l’idéal est celui d’une appréhension totale et immédiate du monde, pénétrer droit au cœur de l’objet, le voir de l’intérieur tel qu’il est. Pour le zen, l’inconscient est ce qui nous est le plus intime et c’est à cause de cette intimité que nous ne pouvons le saisir, pas plus que l’œil ne peut se saisir lui-même. Pour la psychanalyse post-freudienne, la vision psychanalytique vraie est soudaine. Peut-être, chez Freud, le contenu de l’inconscient à découvrir était trop limité, c’était un petit secteur de la personnalité, celui de ces courants instinctuels vivaces dans l’enfance puis oubliés. La psychanalyse moderne a élargi ce champ : Jung, Adler, Rank, les néo-freudiens , mais elle reste quand même tributaire d’une intention thérapeutique. Cet élargissement ne concerne pas la totalité de l’individu. La reconquête totale de l’inconscient par le conscient est un but plus absolu que celui de la psychanalyse.
Les buts du zen et de la psychanalyse peuvent être les mêmes, mais les méthodes restent radicalement différentes. Le zen attaque de front le modèle aliénant de perception par la méditation, le koan, l’autorité du maître ; la méthode analytique, elle, attire l’attention sur la perception déformée, elle examine le développement psychique d’un individu depuis son enfance, c’est une méthode psychologico-empirique.

Conclusion

Le zen peut faire du bien à l’analyse, il jette une lumière nouvelle sur la vision intérieure. Par son opposition à l’intellectualisation, à l’autorité, à la duperie de l’égo, par son insistance sur l’idéal du bien-être, la pensée zen approfondit et élargit l’horizon de l’analyste. De même, l’analyse peut aider le disciple zen, lui faire entrevoir les dangers d’une fausse illumination, l’aider à écarter les illusions.

Troisième partie

La condition humaine et le bouddhisme zen

Richard de Martino

(NDLR : suit une longue série de pages sur ce qu’est l’ego et comment il évolue, qui sont réservées à des spécialistes du sujet et qui à mon sens n’apportent pas grand-chose au sujet du livre ; l’auteur tente en fait de définir en termes psychanalytiques l’évolution de l’ego dans la démarche zen).

En résumé

L’existence humaine est auto-consciente, conscience-ego.  C’est-à-dire ego qui se perçoit lui-même.
Le zen cherche à surmonter la structure dualiste, contradictoire, objet-sujet de l’ego dans la conscience-ego, à surmonter la division de ce double clivage interne et externe qui écarte l’ego de lui-même et de son monde, pour lui permettre d’être dans la plénitude et de connaître dans la vérité ce qu’ils sont l’un et l’autre.
Le koan, question à résoudre posée par le maître au disciple, est une étape indispensable dans le zen. Il est le symbole de l’ego en lutte avec lui-même car il n’a pas de solution rationnelle. Pour le résoudre, il faut retrouver sa propre unité, se réaliser soi-même.
D’un point de vue psychanalytique, on peut analyser le satori , l’illumination, comme une double évolution : la dissolution de l’ego  épuisé et figé à la racine même de sa contradiction et l’éveil à l’enracinement de l’ego dans le fondement et à la source de soi.

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Concerné ou impliqué? La métaphore de l'oeuf au bacon

En attendant de répondre plus longuement à Baron(sur communication et information) qui me signale qu'elle est concernée voire impliquée... "Etre impliqué ou "être concerné"? : pour faire comprendre la différence à des gens, par exemple en séminaire de motivation des troupes, vous leur dites simplement: "Si vous voulez faire des oeufs au bacon, vous avez besoin, au départ, d'une poule et d'un cochon; la différence à l'arrivée, dans votre poèle, c'est que la poule est concernée mais le cochon, lui, est impliqué."

Newsletter Galerie Amavero art et poésie

Abonnez-vous à notre newsletter "Galerie Amavero art et poésie" sur Linkedin!  Vous aurez ainsi les dernières news et publications de poèmes écrits inspirés par des œuvres d'art contemporain, publiés côte à côte, œuvre et texte, sur notre galerie virtuelle. Nous en sommes à 27 artistes et 9 auteurs et le groupe grandit tous les jours! S’abonner Newsletter

Premières réactions à mon article sur les blogs dans Les Echos

Les Echos publient ce jour un "Point de vue" , dans la rubrique "Idées", signé par moi et intitulée "Le blog, nouveau mythe du web". De nombreux sites et blogs en publient des extraits et le commentent. Pour le texte original, je me contenterai pour ma part de renvoyer sur le site Les Echos , pour respecter sa politique de diffusion d'articles imprimés. Les réactions à cet article se multipliant un peu partout, je ne sais comment répondre à tous en même temps: je choisis donc de le faire ici, sur mon blog. Deux précisions d'abord: 1/ On me demande si mon blog est "commercial" puisqu'il y a de la "pub" pour une émission de BFM. J'ai déjà répondu à cette question: non, je ne touche pas d'argent pour cette émission, directement ou indirectement. L'accord est le suivant: en échange de mon travail de journaliste, BFM cite le nom de mon journal et mon journal publie un encadré sur l'émission. Cette émission est ani...